Traitement rapide de l'information avec neurones lents

Un groupe de recherche bernois a élaboré une théorie qui montre comment le cerveau peut apprendre efficacement des séquences extrêmement rapides de stimuli sensoriels. Cela peut se produire beaucoup plus rapidement qu'on ne le pensait auparavant si les neurones (cellules nerveuses) possèdent un mécanisme qui leur permet de « prédire » l'avenir. Les travaux bernois ont été sélectionnés pour être présentés parmi près de dix mille articles soumis lors de la plus importante conférence mondiale sur l'intelligence artificielle.

Cette année, la conférence NeurIPS (Conference on Neural Information Processing Systems) - le plus important forum sur l'intelligence artificielle depuis des décennies - a sélectionné un article d'une équipe dirigée par le Dr Mihai Petrovici de l'Université de Berne pour une présentation orale. L'article sélectionné se classe ainsi dans le top 1% parmi quelque dix mille articles de recherche soumis cette année.

Dans leur étude, les chercheuses et chercheurs bernois ont examiné comment les profonds et complexes réseaux neuronaux du cerveau apprennent à reconnaître les stimuli sensoriels.
« Imaginez qu'un enfant voit un vélo pour la première fois », explique Paul Haider, premier auteur de l'étude. « L'information circule de la rétine de l'œil à travers de nombreux neurones jusqu'à ce qu'elle atteigne une région du cerveau où les neurones se spécialisent pour capturer ce nouveau concept de vélo. Cependant, non seulement ces quelques neurones du niveau supérieur doivent apprendre à reconnaître les vélos en tant que tels, mais tous les neurones intermédiaires doivent également s'adapter pour traiter l'information visuelle aussi efficacement que possible. »

Ce problème est connu en neurosciences sous le nom de « problème d'attribution de crédits » (Credit assignment problem) : Quelle est la contribution des neurones individuels à la fonction du réseau dans son ensemble ? L'une des principales difficultés réside dans le fait que les neurones ne peuvent pas réagir de manière arbitraire et rapide : le temps que les neurones du lobe temporal répondent à l'image d'une bicyclette, l'œil peut déjà être en train de regarder un autre objet à proximité. Sans solution à ce problème, de fausses associations seraient constamment apprises. Jusqu'à présent, il n'y avait aucune explication de la manière dont notre cerveau pouvait relever ce défi.

Des neurones qui regardent vers l'avenir

« Les neurones peuvent sembler lents, mais ils ont une astuce », explique Benjamin Ellenberger, un autre membre de l'équipe de recherche. « Ils peuvent utiliser les changements perçus pour prédire, dans une certaine mesure, le futur immédiat. C'est un peu comme conduire une voiture : si je sais où je suis et à quelle vitesse je vais, je peux prédire approximativement où je serai dans une heure. » Cette capacité compense la lenteur des neurones, permettant aux signaux de se propager dans le cerveau à la vitesse de l'éclair. Par conséquent, des parties du cerveau très éloignées les unes des autres peuvent se synchroniser et ainsi apprendre des associations temporelles correctes. « Voir et reconnaître une voiture se fait presque simultanément », poursuit Ellenberger. « Cela nous permet de déplacer rapidement notre regard d'un objet à l'autre dans notre environnement sans limiter notre capacité d'apprentissage. »

De l'intelligence biologique à l'intelligence artificielle

Cette nouvelle théorie n'aide pas seulement à comprendre l'apprentissage dans le cerveau. En effet, le problème de la lenteur du transfert d'informations se retrouve dans tous les systèmes physiques et revêt donc une grande importance pour la recherche en intelligence artificielle (IA). Laura Kriener, l'un des autres coauteurs de l'étude, est également impliquée dans le développement et l'application du matériel dit « neuromorphique ». « L'IA moderne va de pair avec la recherche en neurobiologie », explique Mme Kriener. « Le matériel neuromorphique combine des aspects de ces deux domaines ». Ces nouvelles architectures de puces contiennent des circuits qui se comportent très largement comme les neurones du cerveau. Le mécanisme proposé maintenant par les chercheurs ouvre donc aussi de nouvelles possibilités pour ces systèmes déjà rapides et économes en énergie.

« Ce travail n'est qu'un début », déclare Mihai Petrovici. « Nous prévoyons déjà de collaborer étroitement avec des collègues de différents laboratoires de recherche, à la fois pour étudier les prédictions de notre théorie pour le cerveau, et pour mettre en œuvre ses principes dans des circuits neuromorphiques.»

Cette étude a été financée par le Fonds national suisse de la recherche scientifique FNS, la Fondation Manfred Stärk et le European Human Brain Project. Le projet a pu utiliser les ressources de l'infrastructure européenne Fenix ainsi que l'Insel Data Science Center à Berne.

Détails de la publication :

Paul. Haider, Benjamin Ellenberger, Laura Kriener, Jakob Jordan, Walter Senn, Mihai A. Petrovici : Latent Equilibrium : A unified learning theory for arbitrarily fast computation with arbitrarily slow neurons. Advances in Neural Information Processing Systems 34 (NeurIPS), 2021, https://papers.nips.cc/paper/2021/file/94cdbdb84e8e1de8a725fa2ed61498a4-Paper.pdf. 

La contribution bernoise au Human Brain Project

Le Human Brain Project (HBP) est le plus grand projet de recherche sur le cerveau en Europe et l'un des plus vastes projets de recherche jamais financé par l'Union européenne. À l'intersection des neurosciences et des technologies de l'information, le HBP explore le cerveau et ses maladies à l'aide de méthodes de pointe en informatique, en neuro-informatique et en intelligence artificielle, ce qui favorise l'innovation dans des domaines tels que la programmation informatique inspirée par le cerveau et la neuro-robotique. La contribution à long terme du HBP est la création de EBRAINS, une plateforme commune permanente pour les neurosciences et l'informatique qui a la forme d'une infrastructure de recherche européenne qui restera en place au-delà de la période du projet (2023).

L'Institut de physiologie de l'Université de Berne est impliqué dans le HBP grâce aux groupes du Dr Mihai Petrovici et de son collaborateur, le Professeur Walter Senn. En 2020, ils ont reçu une subvention de 2,5 millions d'euros. Ces deux groupes de recherche développent des modèles théoriques des réseaux neuronaux qui relient le comportement, l'apprentissage et les processus et changements correspondants dans le cerveau. Ces théories reposent sur des concepts biophysiques et permettent de reconstruire les processus biologiques dans des puces informatiques dites « neuromorphiques », c’est-à-dire dont le fonctionnement est similaire à celui du cerveau lui-même.

Site web du Human Brain Project
Site web du groupe Petrovici
Site web du groupe Senn

 

10.12.2021